Aaaaalors. L’épisode 1, c’est par là, et le 2, par là.
Moi, j’avais pas l’intention de risquer ma place ! Comparé à tout ce qu’on entendait raconter sur des pauvres filles qu’avaient eu moins de chance que moi et qu’avaient fini sur le trottoir, j’avais un job en or… Bien sûr, ça ne durerait qu’un temps, je le savais, mais assez longtemps pour me permettre de mettre un peu d’argent de coté et trouver autre chose pour après. Alors je me tenais à carreaux.
A mesure que le temps passait et que je me frottais aux autres filles et aux clients, je me suis endurcie et en quelques mois, la bonne fille de campagne naïve que j’étais est devenue un vieux souvenir. Malgré les allures classieuses de l’endroit et des gens qui le fréquentaient, j’ai assez vite compris à quel genre de personnages j’avais affaire. La plupart des filles, déjà, étaient au moins aussi paumées que moi. Elles avaient sacrément morflé, la vie les avait pas beaucoup gâtées… c’était des rescapées de la drogue, du trottoir et même de la prison pour deux d’entre elles. Quant aux clients, que des malfrats ! De plus ou moins grande envergure, mais pas un qui ne soit pas recherché ou en passe de l’être. En tout cas, tous brassaient beaucoup d’argent et n’hésitaient pas à le claquer avec nous.
Bien sûr, je savais que c’était pas une vie et que ça ne devrait pas durer, que je ne pouvais pas rester dans un milieu pareil et me ruiner la santé en buvant et dansant toutes les nuits, mais j’y trouvais aussi un certain confort et, pour tout dire, entre les gueules de bois et les jambes douloureuses, j’avais pas trop le courage de chercher autre chose la journée.
Et puis un jour y a ce type qu’a commencé à venir. On l’avait jamais vu avant. Il arrivait toujours assez tard, encadré de deux acolytes qui sitôt entrés se ruaient vers le bar et choisissaient des filles, mais lui allait invariablement s’asseoir au fond de la salle, seul, avec une bouteille. Quand une fille proposait sa compagnie, il la remerciait poliment mais déclinait toujours. Comme il était sacrément beau gosse, il nous faisait drôlement causer ! On essayait d’en apprendre autant que possible par les deux types qu’arrivaient avec lui, mais rien à faire. Ils picolaient grave mais y avait rien à en tirer.
Jusqu’au jour où une des filles m’a dit qu’il me regardait. Puis une autre. Du coup j’ai fait un peu attention et… ben ouais. Il avait bien l’air de drôlement s’intéresser à moi ! Enfin… à ma plastique, parce qu’il m’avait jamais parlé et moi j’aurais jamais osé l’aborder. Du coup, c’était un p’tit peu bizarre. J’avais l’impression d’être en représentation tout le temps. C’est vrai qu’c’était un peu mon boulot, de toute façon, mais là, j’avais le sentiment d’avoir un spectateur particulier. C’était excitant, dans une certaine mesure. Etre une fille que tout le monde peut avoir, mais qu’un seul semble vouloir sans oser la prendre…
Les filles voyaient bien que ça me chamboulait un peu, tout ça, alors elles arrêtaient pas de me mettre en garde, mais y avait vraiment pas grand-chose à craindre ! Il restait toujours sur son fauteuil, au fond de la salle, ne parlait pas, touchait encore moins… et il partait toujours un peu avant la fermeture. Un peu avant nous. Alors c’était très bon enfant… Y a que l’patron qu’en avait un peu marre de l’voir là, mais vu tout ce qu’ils claquaient chaque soir, lui et ses potes, il disait rien. Après tout, c’est tout c’qu’il attendait de ses clients…
La vie suivait son cour, nuit après nuit. Plus le temps passait et plus je me rendais compte que mes chances d’avoir un jour une vie normale s’amenuisaient. Je buvais de plus en plus, par nécessité plus que par goût, pour supporter les mains baladeuses, les ampoules et les jambes lourdes. Et je me rendais bien compte que même si je couchais pas, j’étais quand même toujours bien considérée comme un genre de pute.
J’m’en foutais un peu de c’que les culs serrés pouvaient penser, mais ça m’faisait pas des supers références pour trouver un autre boulot. Alors je buvais d’autant plus, pour pas penser à ce que deviendrait ma vie le jour où j’aurais plus la fraîcheur de mes vingt ans et où l’patron m’foutrait dehors.
Et puis une nuit où il pleuvait à verse, le bar était bondé et les affaires allaient bon train. Tout le monde commençait à vraiment se laisser aller sous l’effet de l’alcool quand il y a eu un grand fracas à l’entrée. Une descente de flics.
Ça arrivait de temps en temps, mais en général on était prévenu. Alors quand ils se pointaient on s’éclipsait, ils arrêtaient le gus pour lequel ils étaient venus et ils repartaient. Mais ce soir-là, on n’était pas au courant et les choses ont très vite mal tourné.
J’ai jamais su pour qui ils étaient venus et s’ils avaient arrêté quelqu’un ou non. Ça s’est passé très vite, mais en même temps ça m’a paru interminable… Les gens ont commencé à crier, y a eu des coups de feu. Une des filles avec qui j’étais en train de discuter s’est affalée d’un coup. Elle gisait là, à mes pieds. Je regardais son corsage s’assombrir à mesure que le sang coulait de sa poitrine et son regard se couvrir d’un voile terne alors que la vie s’en échappait. Mon cerveau refusait d’enregistrer ce que mes yeux voyaient. J’étais pétrifiée. Je regardais ma copine et c’est moi que je voyais. Le chaos régnait toujours autour de moi. Entre les bouteilles brisées, les cendriers renversés et l’odeur singulière des armes à feu, l’atmosphère était étouffante. Je n’arrivais pas à décrocher mon regard de celui, éteint maintenant, de cette pauvre fille qui méritait pas plus que moi de prendre cette balle. Je savais même pas si elle avait une famille. Je me demandais qui se serait soucié de moi si j’avais été à sa place. Et sous quel nom on m’aurait enterrée.
à suivre...