Pour qui ceux qui m’adoooooorent et/ou pour ceux qui auraient loupé la version précédente, voici une nouvelle version de ma dernière nouvelle. Ou une dernière version de ma nouvelle nouvelle. Ou… bref.
Quand la dame entre deux âges, un peu rondouillette, avec l’air de chercher un coin où se cacher, est entrée dans le bureau, j’ai pensé qu’elle avait dû se tromper de porte. Ça arrivait tout le temps.
- Euh… Bonjour monsieur. Excusez-moi, je cherche… Gigi.
- C’est moi.
- Vous n’êtes pas monsieur Jérôme ? Sur la porte…
- Si, mais on m’appelle JJ. Notez que j’aime pas ça.
- Ah, pardon. Je… Pourquoi ?
- Pourquoi JJ, ou pourquoi j’aime pas ?
- Gigi.
- Jérôme Jérôme. C’est comme ça que je m’appelle. JJ.
- Ah ?
- Oui, c’est une longue histoire.
- Ah. Bon, ben excusez-moi de vous avoir dérangé, monsieur Jérôme.
- Vous ne vouliez pas me voir ?
- Si, non… enfin… c’est-à-dire que je m’attendais à ce que vous soyez une femme. Ginette, Gislaine… Gigi.
- Ah… oui, euh… Ah ! Cette Gigi là ? Bien sûr, excusez-moi !
La dame m’avait tout l’air d’être une cliente potentielle normale, sans lien avec la pègre ou quelque autre association de malfaiteurs et je tenais pas à la laisser filer sans savoir ce qu’elle voulait. Il me fallait une clientèle fréquentable pour pouvoir me défaire de mes truands habituels et elle, elle voulait une femme, alors je lui donnerais une femme. On allait sûrement trouver un moyen de s’entendre.
- Elle est absente. Sur le terrain. Une enquête.
- Ah… mais vous pensez qu’elle… euh…
- Oui, oui ! Pas de souci. Dites-moi ce qui vous amène, je lui dirai et…
- Non.
- Non ?
- Non je… euh… Pardon, mais je préfère en parler directement avec elle.
- Ah… bon. Bien… Ben donnez-moi une adresse : on viendra dès qu’elle sera rentrée. Ça vous va ?
- C’est très bien, oui, merci !
Bon. Il me fallait une femme qui accepterait de jouer à la détective privée le temps de résoudre l’affaire mystère de la dame ronde. J’aimais pas bien me rappeler au bon souvenir des gens qui se sentaient redevables, je peinais moi-même assez pour me débarrasser des criminels de tous poils avec qui j’étais en dette, mais les principes, ça nourrit pas son homme. J’ai donc appelé la fille d’Hervé « La trique ». Une chic fille. Elle avait pas eu la vie facile, entre le trottoir et la drogue, et puis y avait eu cette histoire où elle avait dû dessouder son mac qui se trouvait être également son père, mais ça allait mieux depuis et elle trouvait que le mérite m’en revenait. C’est donc elle que j’ai appelée.
- Jérôme ! Ça fait plaisir de t’entendre !
- Merci… moi aussi je suis content, mais…
- Quoi ? Un problème ? Ils ont retrouvé mon père ?
- Non ! non…
Bon, ça n’allait peut-être pas si bien finalement. Elle avait fait murer l’accès à la cave dans laquelle son père pourrissait, mais manifestement ça ne suffisait pas à sa tranquillité d’esprit. Je lui ai quand même expliqué mon problème. Ça l’a fait marrer. Elle a dit oui.
- Euh… une dernière chose… Il faudrait que tu t’appelles Gigi.
- JJ ? Comme toi ?
- Oui. Ou Ginette, ou…
- Ah. Gigi. OK. J’ai l’habitude que les hommes m’appellent n’importe comment de toute façon. En général c’est plutôt Ginger ou Mildred. Ou Gretchen. Mais va pour Gigi.
²
On est arrivés chez la cliente, qui habitait une maison coquette avec un petit jardin bien entretenu. Ça sentait le propre sur soi et les patins dans l’entrée.
- Bonjour ! Je vous amène ma… mon associée, Gigi. Gigi, Madame Bériot, Madame Bériot…
- Ah ! Formidable ! Vous êtes venus vite, merci ! Entrez, Madame euh… Gigi.
- Bien je… j’entre aussi ?
- Non !
- …
- Pardon, je veux dire… enfin… vous n’avez pas d’autres enquêtes ?
- Ah, euh… si, bien sûr, mais…
- J’aimerais autant ne parler de ça qu’avec… Gigi.
- Ah. Bon… ben je vais attendre dans la voiture, alors ?
- Voilà. Merci. C’est très aimable.
Je les ai laissées entre filles… ça sentait l’adultère à plein nez et la bourgeoise devait penser qu’un homme comprendrait pas son problème. Ce que les clients comprenaient jamais, c’est qu’un privé s’en cogne que monsieur s’envoie une jeunette ou un camionneur ou que madame s’adonne aux plaisirs du sado-maso avec ses potes du club de bridge ! Mais bon… au final, je gagnais une cliente et j’avais même pas besoin de l’écouter pleurer, alors je ne m’en sortais pas si mal.
²
- Je voudrais que vous m’aidiez à sortir ma fille du pétrin.
- Ah. Oui, bien sûr. De quel pétrin s’agit-il ?
- C’est justement ce que je ne sais pas.
- Ah. Bien… C’est ce vous voulez qu’on vous aide à savoir ?
- Oui, je… en fait… c’est un peu compliqué.
- Hm… je vois. Vous n’êtes pas très proches, c’est ça ? Elle ne vous dit rien, fume en cachette, va au planning familial, sort avec…
- Elle ne sait pas que je suis sa mère.
- Ah ?
- Oui… non… c’est… enfin… j’étais jeune, mes parents pas très scrupuleux, ils m’ont fait accepter n’importe quoi et… voilà.
- Et voilà quoi ?
- Et bien… Ils ont réussi à me convaincre que c’était mieux pour elle.
- Ah oui ?
- …
- Et pour vous ? Ils ont pensé aussi que c’était mieux ?
Elle a eu un geste comme pour chasser un moucheron, alors que ce souvenir semblait peser infiniment plus lourd. Elle avait paru gênée jusque là, elle avait soudain l’air affreusement triste et c’est Gigi qui était mal à l’aise.
- Bon… donc vous pensez qu’elle est… dans le pétrin ?
- Oui. En fait, dès que j’ai pu, je l’ai recherchée et… trouvée.
- Vous êtes sûre que c’est elle ? Non parce que peut-être…
- C’est elle.
- Ah. Bien… et donc elle ne sait pas…
- Elle n’a jamais cherché à savoir.
- …
- Depuis que je l’ai retrouvée je… comment dire ? Je m’assure qu’elle mène une vie… non… enfin… je…
- Vous l’observez ? La surveillez ? L’espionnez ?
- Non, c’est pas… enfin… oui. En quelque sorte. Pour m’assurer qu’elle va bien.
- Et elle ne va pas bien ?
- Elle s’est acoquinée depuis quelques mois avec des gens qui ne me font pas bonne impression. Elle a beaucoup maigri. Je crois qu’elle est un peu la petite amie de celui qui ressemble à un genre de chef de bande. Ça se dit toujours, ça ?
- De quoi donc ? Petite amie ou chef de bande ?
- Hm… les deux je suppose. Il a des airs de petits coqs, donne des ordres et tripote ma fille sans même la regarder.
- Alors je dirais plutôt qu’elle est la poule d’un genre de merdaillon, non ?
- Oui. Enfin… je ne parlerais pas comme ça de ma fille, mais… oui.
- Et qu’est-ce qui vous inquiète exactement ? C’est de son âge, non ? Elle a quel âge ?
- 17 ans. Mais je pense que ces gens se livrent à des activités… malhonnêtes.
- Ah tiens ? Et de quel genre ? Non, parce que fumer en cachette, par exemple…
- Non. Non… Je ne sais pas… je n’y connais rien, ce n’est pas mon milieu, mais… Ils ont souvent l’air de ne rien faire. Ils ne vont nulle part et ils ne font rien, mais… vous verriez leurs voitures et leurs fringues ! Ma fille a même un énorme diamant au doigt…
- Peut-être des gosses de riches qui…
- PAS MA FILLE ! ET ELLE N’EST PLUS QU’UN SAC D’OS SAPEE COMME UNE PUTE ET… Et… Pardon.
- …
- …
- C’est rien.
- Si, c’est quelque chose ! Vous venez gentiment m’aider et…
- Non. Non, je vous assure, c’est rien. Vous savez, dans le fond, on n’est pas là par gentillesse, hein… On va surtout s’en occuper parce que vous êtes une cliente.
- On ?
- JJ et moi.
- …
- Jérôme, là, que vous avez rencontré…
- Ah ? Vous vous appelez tous les deux Gigi ?
- Non. Si… enfin c’est une longue histoire.
²
Dès qu’elle est sortie j’ai fondu sur elle. Plus vite j’aurais connaissance de l’affaire, plus vite elle serait réglée et plus vite je serais payé.
- Alors ? Un mari volage ?
- Non.
- Ah ?
- T’es déçu ? T’as l’air déçu.
- Non… pas déçu, non. Etonné. Quoi alors ?
- C’est à moi qu’elle a confié l’affaire, Jérôme.
- Arrête tes conneries !
- Quelles conneries ?
- Eh ! Je te suis très reconnaissant pour le coup de main, mais c’est moi, le détective, hein… Alors tu me donnes les billes, j’enquête, et une fois l’affaire réglée tu reviens lui filer le rapport et récupérer mon chèque.
- Non.
- Non ?
- Non. Elle est perdue, angoissée, désespérée… elle a besoin qu’on l’aide.
- Oui. Et justement je suis payé pour ça.
- Je veux bosser avec toi.
- J’ai pas les moyens de me payer tes services, ma jolie.
- Je te demande pas de me payer.
- Non ?
- Je manque pas de fric.
Sûr. En tuant son père elle avait non seulement barboté une mallette bourrée de biftons, mais en plus elle s’était retrouvée à la tête d’un hôtel de grand luxe qui devait lui rapporter un max. Je commençais à craindre le caprice d’enfant gâtée qui voulait jouer les détectives pour tuer le temps.
- Tu sais, c’est pas si marrant qu’on pense, comme boulot.
- Marrant ? Tu crois vraiment que t’as la tronche d’un gars qui se marre, Jérôme ? Allons… T’en fais pas, là-dessus, y a pas de méprise possible !
- …
- Ecoute… cette femme… peut-être que si quelqu’un avait fait pour moi ce qu’elle essaie de faire pour… bref. Je veux l’aider. T’aider à l’aider. Et c’est non négociable.
- Sinon ?
- JJ…
J’avais vu cette nana exploser la cervelle de son père sans ciller alors je me doutais bien qu’elle ferait à peu près tout ce qui était faisable pour me faire céder. Alors j’ai accepté et elle m’a expliqué de quoi il retournait.
²
Comme la mère éplorée avait donné des photos et le coin de rue où sa fille et ses potes zonaient la plupart du temps, on n’a eu aucun mal à les trouver. La môme avait que la peau sur les os et le regard vide. J’ai bien vu à sa tête que ça la remuait, Gigi, cette espèce de rencontre avec ce qu’elle avait été. Mais c’est pas en faisant du sentiment qu’on résout les enquêtes, alors j’ai pas tendu la perche pour qu’elle s’épanche. On est restés un moment à observer les allés et venues, j’ai pris des photos de la petite bande, du marlou qui jouait au caïd, des gens qui leur tournaient autour. J’ai reconnu un ancien collègue dans le lot : je l’ai photographié sous tous les angles, histoire de m’assurer sa collaboration. Si les mômes étaient cleans, il en aurait rien à carrer de mes photos et l’enquête s’arrêterait là : la fille serait juste en pleine crise d’adolescence tardive. En revanche, si la bande traficotait du lourd, le collègue se ferait un plaisir de bavasser en échange des photos… C’est pas que je voulais à tout prix le faire chanter, mais c’est toujours plus sûr que de compter sur le souvenir du bon vieux temps.
- Pourquoi tu mitrailles ce type ?
- C’est un flic.
- Tu déconnes ?
Si seulement. Dans mes rêves les plus fous, j’imagine qu’en me virant la police a viré son dernier ripou.
J’ai chopé le flic véreux dès qu’il s’est éloigné des mômes. Il a eu un sourire mauvais en me reconnaissant, mais son expression s’est faite moins assurée quand j’ai parlé des photos. C’était pas le courage et la loyauté qui l’étouffaient et il a jacté comme une fillette.
La petite bande donnait dans le trafic de drogue et un peu de maquereautage, à petite échelle. Ils étaient restés cantonnés à leur coin de rue, mais ils avaient réussi à se mettre en cheville avec un gros bonnet pour un gros coup, qui dépassait de loin tout ce qu’ils avaient pu traficoter jusque là. La môme ? Une paumée en crise ordinaire, au parfum de rien ou pas grand-chose. Mais elle participerait, oui. Non, les marlous étaient pas à la hauteur. Oui, ils risquaient gros. Non, il ne savait pas qui était le cerveau. Oui, il serait de la partie.
- Bon… ben t’oublies.
- Impossible !
- …
- Non, sans déc’, JJ…
Il avait vraiment basculé du mauvais coté, y avait que les truands pour avoir toujours recours à ce surnom ridicule. J’allais lui en coller une, comme ça, gratuitement, par plaisir, mais Gigi m’a coupé dans mon élan :
- Eh ! tu crois qu’ça les fera marrer, tes collègues, de savoir que t’as besoin de porter une guêpière pour prendre ton pied ? Et ton chef, il appréciera de savoir que tu paies jamais les putes que tu sautes parce que tu protèges leurs macs ?
Hé hé… Je m’étais pas attendu à ça ! Mais c’est vrai que Gigi avait dû faire la pute pour son père et se taper tous les types avec qui ce salopard était en affaires, alors pas étonnant qu’y ait eu du flicard corrompu dans le lot. J’ai eu l’impression de voir passer dans ses yeux ce même éclat glacial que celui que j’avais vu le jour où elle avait descendu son père. Je l’avais connue atone et décharnée, elle était devenue volubile et tout en rondeurs, mais cette noirceur au fond de son regard était restée la même. Je l’aurais bien laissée poursuivre, mais c’était quand même moi le détective :
- Bon. C’est pour quand ce gros coup ?
- Ce soir.
- Où ?
- Le labo pharmaceutique derrière le stade.
En effet, l’entreprise était culottée. L’endroit était pas exactement réputé pour être facile d’accès. Les gamins savaient sans doute pas où ils fourraient les pieds.
- T’as moyen de les faire renoncer ?
- Non.
- …
- Non ! J’te jure ! C’est pas moi qui les tiens…
- Alors tu te contentes de te désister…
- Merde…
- … et de pas faire ton boulot. Ça devrait aller, ça, non ? Tu t’assures qu’y aura pas d’intervention musclée et pas de grabuge, OK ?
- …
- OK ?
- Ouais, ouais…
²
On avait peu de temps pour agir. Peu de solutions aussi. On irait sur place et on essaierait de dissuader la gosse si on pouvait la choper seule. Sinon on veillerait au moins qu’il lui arrive rien pendant leur coup. Gigi a brièvement expliqué la situation à la mère qui faisait le pied de grue devant le bureau pour avoir des nouvelles. On l’a ensuite gentiment mais rapidement congédiée et on est partis au labo. J’étais pas très chaud pour emmener Gigi, mais elle m’a pas exactement laissé le choix.
Une fois au labo, on s’est planqués et on a attendu. Les mômes sont arrivés en ordre dispersé et avec une discrétion toute relative. Je donnais pas cher de leur peau s’ils se calmaient pas fissa. Une chance, la fille est restée dehors pour faire le guet. Je me suis tourné vers Gigi pour lui dire que j’allais tenter une approche, mais elle était déjà en train d’avancer vers la môme, qui la regardait sans avoir l’air de savoir si ça méritait qu’elle alerte ses potes ou nom. Gigi s’est mise à lui parler doucement et c’est là que tout a merdé.
- Ecoute ce qu’elle te dit !
La mère. On avait merdé dans les grandes largeurs, là. La fille a eu l’air surtout agacée.
- C’est une délégation d’emmerdeuses ou quoi ?
- Non, y a aussi un emmerdeur.
J’étais assez content de ma réplique, mais un peu sec pour poursuivre. Fallait sortir non plus une, mais trois gonzesses du pétrin et il était plus question de traîner. Profitant de son effet de surprise et de notre silence à Gigi et moi, la mère a repris :
- Ecoute… tu n’as pas à traîner avec ces gens. C’est dangereux. Mes amis sont venus pour te sortir de là. Je vais t’aider maintenant. Viens…
- T’es qui toi ?
- Je… je…
Oh non !
- Je suis ta mère.
- …
- Je t’expliquerai tout.
- Ma… man ?
Les yeux de la mère se sont brouillés. Pas ceux de la fille. Je ne sais pas si elle a agi vite ou si j’étais simplement pas concentré, mais je ne l’ai pas vue faire, j’ai seulement vu la mère tomber. Puis la fille avec le flingue au bout de son bras maigre et le regard sombre fixé sur le corps. Gigi m’a rejoint et m’a entraîné vers la voiture. On entendait déjà les sirènes approcher. J’ai jeté un coup d’œil derrière nous. La fille n’avait pas bougé.
- J’ai perdu une cliente.
- T’as gagné une assistante.
Je comprendrais jamais rien aux femmes.