Je crois pas avoir toujours été comme ça. Mais je me souviens plus très bien d’avant. Ça se mélange un peu et parfois je sais plus trop si c’est des rêves, des souvenirs ou des trucs que j’invente. Au début, je suis presque sûre que j’inventais tout. Je dis presque parce que comme j’ai dit, tout est un peu flou maintenant. D’ailleurs je dis « au début », mais je sais pas le début de quoi et puis surtout ça pourrait aussi bien être la fin, pour ce que j’en sais. C’est pénible, quand même, de plus pouvoir ranger mes pensées. J’ai toujours bien aimé leur laisser libre cours, mais maintenant que tout s’embrouille j’aimerais pouvoir les rattraper quand elles m’échappent et les trier proprement. Là les souvenirs gais. Là les tristes. Une case pour les songes. Une pour les histoires. Et un grand bac à cauchemars. Mettre un peu d’ordre dans tout ce fatras. Comme ça je pourrais tout raconter comme il faut et tout le monde serait content. Je pourrais surtout essayer de comprendre pourquoi et comment j’en suis arrivée là. Au lieu de ça, plus j’essaie de me souvenir, plus ma tête se vide et quand j’essaie de penser à rien, j’ai des tonnes d’images qui m’encombrent le cerveau et ça me rend dingue. Il y a ces gens, tous ces gens, que j’entends presque crier encore et que je ne connais, ou ne reconnais même pas. Il y a cet homme, toujours, qui revient, à qui j’ouvre mon cœur et qui me l’arrache. Il y a cette enfant aussi, qui me sourit puis s’éloigne en pleurant. Et tous ces cris, toujours. Parfois je revois très clairement ce square où je suis presque sûre d’avoir passé des moments paisibles et heureux, mais peut-être l’ai-je seulement rêvé. Tout y a l’air si vrai, pourtant. Les tulipes. Le soleil. L’homme. L’enfant. Les rires. La douceur. Mais tout a l’air vrai aussi quand je vois le sang et quand j’entends les cris, alors je ne sais pas. Par moment je me dis que cette brume qui entoure mes pensées est finalement salutaire. Qu’il vaut peut-être mieux ne pas savoir. Oublier. Ou choisir. Décider moi-même de ce que je considérerai désormais comme « souvenir » et bazarder le reste comme « rêve ». Qui trouvera à redire ? Et qu’est-ce que ça changerait, au fond ? Tout s’embrouille et j’ai pas les idées claires, mais je suis pas devenue stupide pour autant. Je sais bien qu’ici ou ailleurs, je resterai enfermée, maintenant.