Les feuilles mortes ça m’a toujours foutu le bourdon.
Enfin non, pas toujours, en fait. Quand j’étais gosse, j’adorais ça. L’espèce de petit jardinet qu’il y avait derrière la maison en regorgeait dès que commençait l’automne, parce qu’il était coincé de telle façon entre deux murs que le vent y amenait immanquablement les feuilles de tous les arbres de la rue. Et moi, j’adorais me jeter dans le gros tas de feuilles et les faire voler partout en donnant des coups de pied dedans. Mais un jour, mon père, … non. C’était pas mon père. C’était un type qui couchait avec ma mère et dont elle était très amoureuse, sans que j’aie jamais pu comprendre pourquoi. Il était arrogant, méprisant, insultant, violent, alcoolique et fauché. Il pompait son fric et son énergie quand il était là, ce qui n’était pas si fréquent vu le temps qu’il passait à le dépenser ailleurs, ce fric, et il m’obligeait à l’appeler papa pour que ma mère croie que j’étais attaché à lui. Comme ça, quand elle avait un sursaut de fierté et voulait le foutre dehors, il lui disait toujours une connerie du genre « c’est dommage, le petit va me manquer » et invariablement elle s’imaginait que la réciproque serait encore plus vraie et elle lui donnait une dernière chance. Pour mon bien à moi. J’aurais bien sûr pu lui dire la vérité, mais au début j’avais peur de lui faire de la peine et à la fin j’étais terrorisé.
Je ne sais pas combien de dernières chances elle lui a données. Infiniment trop. Au moins une de trop, en tout cas, c’est sûr. Un soir qu’il l’a poussée à bout comme il savait si bien le faire en refusant d’entendre la moindre remarque et en retournant tout ce que ma mère disait contre elle, au prétexte qu’elle devait être stupide, ou folle, ou les deux pour lui parler comme ça, elle a complètement craqué. Elle l’a d’abord menacé lui, puis s’est finalement tailladé les veines, là, devant nous, au milieu du salon. Elle a été la première femme que je n’ai jamais réussi à comprendre. Mais c’est une autre histoire.
Ce type, donc, vivait là comme un parasite et, de temps en temps, faisait quelque chose pour faire croire qu’il était utile. Comme ramasser les feuilles à l’arrivée de l’automne. La première fois qu’il l’a fait, moi j’ai fait comme d’habitude : je me suis jeté dedans et j’ai tout éparpillé. Il m’a hurlé dessus et a bien failli me foutre une branlée, mais ma mère l’en a empêché. Le lendemain, quand j’ai vu toutes les feuilles de nouveau en tas, je ne me suis même pas posé de question, j’ai plongé dedans. Et hurlé. Le tas était composé moitié de feuilles, moitié de tessons de verre. J’ai failli mourir d’un morceau planté dans mon cou, j’ai perdu l’usage de deux doigts et mon visage, mes bras et mes mains sont couverts de cicatrices.
Depuis, les feuilles mortes, ça me fout le bourdon.
Variation autour de la consigne de la semaine des Impromptus littéraires : commencer par "Les feuilles mortes".