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30 janvier 2013 3 30 /01 /janvier /2013 23:25

  

J’avais épuisé la totalité de mes ressources pour passer le temps intelligemment, alors j’enchaînais les parties de solitaire depuis un bon moment déjà. Malgré le côté un brin hypnotique et décérébrant de la chose, je faisais de mon mieux pour me donner l’air d’être bien concentrée et même un peu soucieuse, parce qu’on n’est jamais à l’abri d’un client qui débarque à l’improviste et c’est mieux d’avoir l’air occupé. Ne me demandez pas pourquoi, c’est comme ça. Les gens semblent trouver vraiment important que tu n’aies surtout pas l’air de ne rien faire, même quand tu ne fais rien, alors je fais semblant. Le dernier client qui a franchi cette porte sans s’annoncer m’a surprise en train d’enlever les peluches sur mon pull et j’ai eu toutes les peines du monde à le convaincre que c’était plutôt une bonne chose pour lui que je ne sois pas débordée. D’ailleurs, c’était il y a trois jours, il devait revenir avec le chéquier qu’il avait oublié la première fois et… bon : je crois que je ne l’ai pas convaincu, en fait. Alors ça fait trois jours que je reste assise devant mon ordinateur à faire comme si je travaillais. C’est insupportable. Surtout que comme les affaires vont mal, j’ai dû me séparer de la femme de ménage et franchement, je préfèrerais faire les carreaux et la poussière maintenant, plutôt que de devoir attendre une heure indue pour m’y mettre en toute discrétion et limiter les risques d’être prise en flagrant délit d’une activité qui n’est pas celle pour laquelle les gens font appel à moi…

En parlant des carreaux, mon attention avait été détournée de ma nième partie de solitaire par une chiure de pigeon fraîchement atterrie sur la fenêtre et ça commençait à me démanger d’aller l’enlever, si bien que mon air soucieux devenait tout à fait authentique à mesure que j’échafaudais un plan pour nettoyer cette souillure qui perturbait ma concentration, sans risquer de me faire surprendre par un client potentiel. J’étais sur le point de jaillir de mon siège pour mettre mon plan à exécution, quand le bruit caractéristique de l’avant-dernière marche de l’escalier m’a alertée : quelqu’un arrivait. Alors je suis restée en place et j’ai remplacé sur l’ordinateur ma partie de solitaire par mon fond d’écran : une savante compilation de divers fichiers, qui fait beaucoup d’effet quand on n’y jette qu’un coup d’œil rapide, parce que ça donne vraiment l’impression que je bosse sur des tas de trucs en même temps et ça, les gens adorent.

On a frappé doucement à la porte. J’ai attendu un peu, mais pas trop parce que si le visiteur n’avait pas l’intention de renouveler ses coups ou de patienter un peu, ce serait fâcheux que je rate un client, juste pour avoir fait semblant de ne pas être à l’affût et d’être trop occupée pour répondre immédiatement.

 

- Entrez !

 

Rien. J’espérais qu’il ou elle n’était pas déjà reparti, j’avais cruellement besoin d’un client et fallait quand même pas exagérer, je ne l’avais pas non plus faire poireauter deux heures !

 

- Oui, entrez !

 

La porte s’est ouverte doucement (ouf !) et une femme a timidement passé la tête dans l’entrebâillement.

 

- Euh… Bonjour. Monsieur Castaing, c’est ici ?

- Oui, c’est moi.

 

Elle m’a regardée de l’air de celle qui ne trouve pas ça drôle du tout.

 

- Je suis Madame Castaing.

- Ah, d’accord… Votre mari est là ?

- Je ne suis pas mariée !

- Monsieur Castaing est votre frère ?

- Non plus, non. Il n’y a pas de Monsieur Castaing. Pas ici en tout cas !

 

Cette fois, elle s’est montrée carrément suspicieuse :

 

- Mais… ce n’est pas ici, l’agence du détective ?

- Si, si ! C’est moi. Mais asseyez-vous, je vous en prie. Que puis-je pour vous, Madame… ?

- Josse. Madame Josse.

- Bien, Madame Josse. Je vous écoute.

- Vous êtes… l’assistante ?

 

Bon. J’avais gentiment fait semblant de ne pas comprendre qu’elle avait été surprise que je sois une femme, mais ce qui pouvait passer pour un étonnement acceptable au départ (mon annonce disait simplement « M. Castaing – détective », histoire de ne pas rebuter les misogynes et d’éviter une exposition trop grande aux préjugés), mais là, sa persistance à ne pas vouloir admettre que c’était moi et moi seule « M. Castaing – détective » frôlait l’impolitesse. Pour autant, je ne pouvais pas faire la fine bouche si elle avait de quoi payer…

 

- Je n’ai pas d’assistante. Je suis Marie Castaing, enquêtrice privée. C’est mon agence.

 

Elle est partie d’un rire bien pire que méprisant : parfaitement spontané. Elle pensait sincèrement que c’était une blague. Mais elle s’est ravisée en voyant ma tête.

 

- Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

- J’ai l’air ?

- Non. C’est ce qui m’inquiète…

 

Carrément ! J’avais bien envie de l’envoyer s’inquiéter ailleurs, mais j’avais besoin d’argent, j’avais besoin d’argent, j’avais besoin d’argent, j’avais besoin… j’ai souri.

 

- Allons bon ! Je n’ai pas l’air d’un détective ? Vous vous attendiez à un type un peu rustre, mal rasé et en imperméable froissé ?

- Qu’est-ce que c’est que ce cliché idiot ? Je n’ai pas dit ça ! Mais de là à tomber sur une femme…

- Et bien ?

- Enfin ! Détective ! Ce n’est pas un métier pour une femme, quand même !

 

Quand ça vient d’un homme c’est déjà insupportable, mais alors venant d’une femme ça me donne carrément des envies de meurtres. Des années de thérapie pour apprendre à gérer ma colère, mais elle risquait bien de lui péter à la gueule, à cette conne, si elle continuait ! Elle a dû le sentir, parce qu’elle a semblé légèrement mal à l’aise. Mais j’avais toujours besoin de son argent, alors je ne lui ai pas planté mon coupe-papier dans l’œil.

 

- Madame Josse, tout de même… Vous imaginez si vous… que faites-vous dans la vie ?

- Je suis sage-femme, pourquoi ?

- Ah. Je suppose que ça n’arrive pas souvent qu’on vous préfère un homme ?

- Non.

- Alors imaginez que vous soyez cardiologue…

- Je ne vois pas le rapport.

- C’est un exemple…

- Un exemple de quoi ?

- De métier proche du vôtre pour lequel…

- Ah non ! La cardio c’est au 7ème étage du bâtiment F, alors que la maternité c’est à l’autre bout de…

- Mais c’est pas ce que je voulais dire !

 

J’avais crié un poil trop fort. Elle me regardait maintenant avec un mélange de surprise et de crainte. Il fallait que je me reprenne avant qu’elle parte en courant. Factures. Courses. Loyer. Le client est roi. L’argent n’a pas d’odeur. J’ai pris une grande inspiration avant de poursuivre presque calmement :

 

- Ce que je voulais dire, c’est que vous devez bien vous rendre compte que c’est assez désagréable de ne pas être prise au sérieux sous prétexte que je ne suis pas un homme. Vous imaginez si les femmes arrivaient pour accoucher en vous demandant où est le sage… euh… le sage-homme ?

- C’est idiot ce que vous dites.

- C’est pour ça que je préférais l’exemple avec le cardiologue…

- Je ne vois pas le rapport.

- Ah ! C’est bon ! J’ai compris !

 

Elle le faisait forcément exprès. Une façon de me tester, peut-être ? A moins qu’il y ait une caméra… Non. Le plus probable était sans doute qu’elle était stupide et bourrée de préjugés sexistes.

 

- Faut pas vous fâcher comme ça…

 

Ben voyons. Je m’attendais presque à ce qu’elle me demande si j’avais mes règles et si c’était ça qui me rendait irritable.

 

- Je ne me fâche pas. Je trouve simplement pénible de devoir m’entendre dire dans mon propre bureau qu’une femme ne peut pas faire le métier avec lequel je gagne ma vie.

  

Il ne me paraissait pas nécessaire de préciser que je la gagnais particulièrement mal et que c’était pour ça que je ne l’avais pas encore foutue dehors.

 

- Parce que vous croyez que ce n’est pas pénible pour moi, d’avoir fait le déplacement jusqu’ici pour rien ?

 

Et allons donc ! Non seulement elle m’avait foutue en rogne, mais pour rien, en plus ? Qu’est-ce qu’elle foutait encore là, alors ?!

 

- Vous n’allez donc pas avoir recours à mes services ?

- Ah ben non… Une femme détective, enfin ! Et pourquoi pas pompier, tant que vous y êtes ?

- Mais enfin ! Vous vous entendez ? De la part d’une femme, ce sexisme est encore plus inacceptable !

 

Elle m’a regardée un instant, interloquée. Choquée, même. Et elle m’a répondu, avec un petit sourire en coin parfaitement agaçant :

 

- Et donc… parce que je suis une femme, je ne peux pas me permettre d’émettre un avis qu’un homme, lui, pourrait défendre ? Et c’est moi qui suis sexiste ?

 

Alors là j’étais sans voix. Que répondre à ça de toute façon ? Elle me regardait, apparemment satisfaite de son implacable raisonnement. Quant à moi j’étais convaincue que je ne trouverais rien à dire qui puisse être d’une quelconque utilité, que ce soit pour alimenter le débat sur l’égalité des sexes, ou pour gagner une cliente. Alors j’ai abandonné la partie :

 

- Vous savez quoi ? Vous avez raison, je vous fais marcher : je suis la femme de ménage.

 

Elle a eu un soupir de contentement, comme une maman qui vient de faire avouer à son gosse une faute qu’il n’a même pas commise, et qui s’apprête à lui asséner l’immanquable « tu vois, c’était pas si compliqué… et tu te sens mieux maintenant, n’est-ce pas ? », puis elle a secoué la tête avec indulgence et elle est partie, manifestement ravie de m’avoir fait entendre raison.

Comme il était peu probable qu’un deuxième client potentiel débarque tout de suite, je suis allée m’occuper de cette chiure de pigeon sur ma fenêtre. Elle était encore bien fraîche, alors je l’ai allongée un peu en crachant dedans, avant de la laisser tomber tout droit sur la tête de l’emmerdeuse qui quittait mon bureau. J’espère que c’était un pigeon mâle.

 

 

 

 

 

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commentaires

O
Tu nous prends pour des pigeons avec cette histoire de femme détective !
Répondre
P
<br /> <br /> Ben une femme, c'est pigeonnant, forcément.<br /> <br /> <br /> <br />
W
Y en a qui sont à chier quand-même. Surtout chez les femmes, ne soyons pas sexistes !
Répondre
P
<br /> <br /> Ah, je reconnais bien là ton sens de l'équité !<br /> <br /> <br /> <br />

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