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21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 16:22

La vieille avait débarqué à l’agence à l’heure du déjeuner. Tout le monde était sorti manger et il n’y avait plus au bureau qu’une assistante timorée et moi. L’assistante était stagiaire et n’osait pas se plaindre quand on lui disait d’attendre le retour du patron pour aller manger et moi, j’aimais profiter des heures calmes pour mettre un peu mon nez dans les affaires des autres et glaner un maximum d’informations. Le fait d’être toujours au courant de tout me donnait un air de toute puissance qui, à défaut d’autre chose, impressionnait beaucoup la stagiaire et, avec un peu de bol, j’espérais dégoter un jour un bon plan pour monter en grade ou me faire augmenter.
Au lieu de ça, j’ai dégoté la vieille.
-    Amenez-moi un détective sur le champ !
Elle gueulait sur l’assistante qui semblait se concentrer pour essayer de devenir invisible, mais elle réussissait seulement à rougir de plus en plus. J’ai d’abord pensé me faire discret, raser les murs et laisser la petite se dépatouiller avec la harpie, mais j’ai eu pitié d’elle. De la stagiaire, je veux dire. Elle se faisait déjà aboyer dessus par la moitié des connards du bureau, qui se prenaient pour Philip Marlowe alors que la plupart étaient des incapables qu’auraient pas retrouvé leurs clés au fond de leur poche, et je trouvais injuste qu’elle se fade en plus une gorgone décrépite à l’heure du déjeuner. Je pense que quand elle m’a vu arriver à son secours, elle a eu envie d’arracher ses vêtements et de se jeter sur moi avec passion et reconnaissance – je parle toujours de la stagiaire – mais comme je l’ai dit, elle était un peu timorée et n’a pas dû oser. Je lui ai adressé un petit signe rassurant et je me suis occupée de la vieille.
-    Bonjour Madame. Que puis-je pour vous ?
-    Vous êtes détective, vous ?
Elle a dit ça – craché, plutôt – avec un tel mépris, que j’ai bien failli répondre non et l’adresser à la concurrence, mais j’ai remarqué juste à temps le caillou à son doigt et j’ai estimé que ce qu’elle pourrait sans doute payer en honoraires devrait bien couvrir le prix de mon amour propre.
-    Bien sûr, Madame.
-    Vous ressemblez au fils de la bonne.
J’aurais pu essayer de me convaincre qu’il n’y avait aucune condescendance dans cette remarque et que le « fils de la bonne » était une personne précise – le vrai fils de sa vraie bonne – et non une formulation générique pour désigner une catégorie de personnes manifestement peu recommandables, mais l’appât du gain m’avait déjà convaincu de m’asseoir sur ma fierté, alors je me suis contenté de l’inviter poliment à me suivre.
-    Alors, qu’est-ce qui vous amène, Madame… ?
-    Madame Lang. Vous êtes sûr que vous êtes qualifié ?
-    Je suis l’enquêteur le plus expérimenté de l’agence et c’est moi qui obtiens les meilleurs résultats.
Faux et faux, mais elle n’irait sans doute pas vérifier, malgré la moue sceptique qu’elle arborait toujours.
-    Et bien Madame… Lang : que puis-je pour vous ?
-    Ce que je vous dirai restera entre nous ?
-    Vos secrets seront mieux gardés qu’au confessionnal !
-    Le curé ne me fait pas payer.
-    Non, mais il ne trouvera pas ce que manigance votre mari.
-    Que… qui… comment est-ce que vous… ?
-    Je vous ai dit : je suis le meilleur.
Et voilà : le bon coup de bluff qui fait mouche. D’après mes statistiques personnelles, 95% des femmes qui viennent à l’agence veulent coincer un mari volage ou trouver un moyen de le quitter sans perdre son argent. Les cinq autres pourcents sont des femmes qui cherchent l’ostéopathe du troisième, mais se sont trompées d’étage. Mes statistiques sont sans doute biaisées par le fait que mon échantillon ne comprend que les femmes qui arrivent jusqu’à mon bureau, à l’exclusion, donc, de toutes celles qui seraient venues pour des affaires plus originales et intéressantes et que le patron aurait gardées pour lui, mais avec la vieille j’avais apparemment vu juste. Elle avait fait mine de ravaler sa morgue, le temps de me raconter ses drames intimes d’un ton faussement larmoyant, presque touchant tant l’effort qu’elle déployait pour se donner l’air sincère semblait lui coûter. Je l’ai écoutée d’une oreille, c’était plus qu’il n’en fallait pour ce récit désespérément banal d’un divorce qui se profilait, avec beaucoup d’argent en jeu et une confiance définitivement perdue. Quand elle a semblé avoir tout dit, j’ai pris mon air le plus compatissant possible :
-    Je comprends… et qu’attendez-vous de moi, exactement ?
-    Que vous fassiez votre travail, quelle question !
L’arrogance était de retour. La patience en revanche commençait à me quitter.
-    Bien sûr, mais… dans quel but ? Que voulez-vous obtenir ? Que voulez-vous prouver ? De quoi le soupçonnez-vous exactement ?
-    De vouloir me nuire ! Je suis sûre qu’il veut me spolier… Trouvez ce qu’il prépare. Et tenez, pour vos frais.
Elle m’a tendu une grosse enveloppe remplie de plus de billets que je n’en avais jamais vus d’un seul coup. Je me suis retenu de les compter avec avidité devant elle. Elle a mal interprété mon trouble :
-    Ce n’est pas assez ? Ce n’est qu’une avance, bien sûr… mais le banquier ne veut pas que je retire plus d’un coup.
-    Non, non… c’est bien… Pour le moment. Mais vous savez, c’est une activité légale et vous n’êtes pas obligée de…
-    Je préfère.
-    Ah… Bien. Oh, oui : très bien.
J’ai réalisé soudain que je tenais l’affaire qui allait me permettre de quitter cette foutue agence et de me lancer à mon compte. Je commençais à l’aimer, la mégère acariâtre. Je ne suis pas le mauvais gars, au départ, mais j’ai vu, en même temps que tous ces biftons, mon parachute doré entre les doigts crochus de cette sorcière. Alors j’ai décidé de mener l’enquête en solo et d’empocher le blé discrètement. Ce qui, techniquement, n’était pas du vol.
J’ai baratiné l’assistante, qui de toute façon était prête à m’embrasser dès qu’elle me voyait depuis que j’avais eu ce comportement chevaleresque avec elle, et personne n’a jamais rien su de cette vieille folle. Qui, quand on creusait un peu, était encore plus folle que de prime abord.
Elle nourrissait une haine profonde pour son mari qui, de toute évidence, était un brave type. Non seulement j’ai vite compris qu’il n’était sûrement pas du genre à vouloir flouer qui que ce soit, pas même la vieille bique qui devait faire de sa vie un enfer, mais en plus il s’est avéré que toute la fortune du couple était à elle et à elle uniquement. Il avait bien procuration sur l’ensemble des comptes de sa bonne femme, mais signée de sa main à elle et même le meilleur avocat du monde ne pourrait rien faire de ça. Elle était cependant suffisamment brindezingue pour croire vraiment à son délire paranoïaque et moi, j’étais suffisamment peu scrupuleux pour me convaincre que je rendais justice au mari en dépouillant la vieille.
-    Écoutez, Madame Lang, je creuse, je creuse, mais c’est un malin, votre mari ! Je ne trouve rien !
-    Continuez ! Tenez, prenez ça. Et ne regardez pas à la dépense, surtout : si ce n’est pas assez, je vous donnerai plus la prochaine fois !
Je n’étais pas exactement fier de moi, mais la vieille peau était suffisamment désagréable pour rendre ma crise de conscience largement supportable.
Quand j’ai eu assez de fric pour claquer la porte de l’agence et me lancer à mon compte, j’ai voulu donner quand même un os à ronger à la vieille avant de la planter : une photo de monsieur un peu floue, sur laquelle on apercevait une jeune femme lui parlant d’un peu trop près. J’ai laissé entendre vaguement qu’il n’était pas inconcevable de penser qu’il s’agissait de sa maîtresse. Quiconque avec un peu de jugeote aurait su que ce n’était pas le genre du mari et que, de toute façon, cette pauvre photo et la soi-disant preuve qu’elle constituait ne seraient d’aucune utilité dans quelque circonstance que ce soit, mais la vieille a paru tellement contente d’avoir, je cite, « piégé cette raclure avec sa pute » qu’elle m’a filé une prime substantielle.
Il était plus que temps de tirer ma révérence. J’avais les fonds et une bonne raison de tout recommencer ailleurs, alors je me suis taillé et pour vraiment repartir sur de bonnes bases en toute discrétion, j’ai jugé préférable de changer de nom. Et c’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée.
Je cherchais un truc qui pète, un nom qui dise bien l’homme, la fonction et qui, en même temps, sonne vrai, mais alors que j’avais en tête, sans conviction, « Alain Tuission », j’ai commencé à penser plus grand et tout s’est mis en place avec une évidence déconcertante.
J’ai appelé l’agence « Le sixième sens » – jusque là, rien d’extraordinaire – et j’ai recruté cinq enquêteurs. Ils se partagent les sens communs et, en toute modestie, le sixième sens, c’est moi. J’ai recruté mon équipe à la sortie des prisons. On trouve de bien meilleurs fouineurs parmi les truands qu’à la sortie des écoles et ils coûtent moins cher. Évidemment, l’idéal, c’est ceux qui ne sont pas passés par la case prison, mais ceux-là ne voient pas bien l’intérêt qu’ils pourraient avoir à gagner moins d’argent en acceptant un boulot à peu près légal. J’ai donc une équipe un peu moins bonne qu’une association de malfaiteurs sans casier, mais bien meilleure que n’importe quelle troupe de branquignoles qu’ont jamais eu à se planquer ou à pénétrer par effraction où que ce soit.
Et admirez le jusqu’auboutisme de ma création : l’équipe d’enquêteurs, c’est Victor Bonneuil, spécialiste des filatures. Martin Louis, toujours une oreille qui traîne. Bertrand Tactil, touche du doigt toutes les vérités qui vous échappent. Antoine Blair, fourre son nez partout et n’en revient jamais bredouille et, enfin, Gigi Ze-Tong, dont le bon goût légendaire autant que… d’autres qualités, vous ouvrent toutes les portes. Moi, je me suis baptisé Hector Sixte. J’adore. A nous tous, c’est les cinq sens réunis autour du sixième au service de vos enquêtes les plus privées !
Évidemment, on travaille tous sous des noms d’emprunt. Sauf Gigi Ze-Tong, bizarrement.
A la création de l’agence, elle n’en faisait pas partie. J’avais eu plus de mal que j’aurais cru à recruter les quatre premiers lascars et je n’avais trouvé ni candidat, ni bon mot pour le goût, alors j’avais décidé de démarrer avec seulement quatre sens et moi. Quand un client m’en faisait la remarque, je répondais invariablement en riant :
-    Que voulez-vous, tous les goûts sont dans la nature !
Ça suffisait à éluder la question la plupart du temps. Pour ceux qui ne comprenaient pas la blague, j’ajoutais :
-    Ce sont nos clients qui font preuve de bon goût en choisissant notre agence !
Là, tout le monde comprenait et on pouvait parler affaires.
Au début, nos clients étaient surtout d’anciens codétenus ou complices, mais même le dernier des criminels compte dans son entourage des gens honnêtes, ne serait-ce qu’une vieille tante ou un cousin éloigné, et comme on bossait bien, ça a fini par se savoir jusque que du bon côté de la loi. Pour tout dire, sans ce fameux code d’honneur de la pègre et sans certaines menaces, de type mortel, qu’on reçoit quand on veut refuser une affaire, au bout d’un moment on aurait même pu s’offrir le luxe d’une clientèle intégralement respectable. A défaut, on essaie d’éviter que les moins recommandables de nos clients croisent les plus innocents et on mange à tous les râteliers. Faut bien gagner sa vie, hein… et puis faut reconnaître que ça permet de se diversifier : en général, les criminels nous demandent de retrouver des filous qui ont essayé de les doubler et les honnêtes gens veulent des preuves d’adultère de leur conjoint. Qu’on obtient à tous les coups avec Gigi Ze-Tong, qui a trouvé sans problème sa place parmi nous : elle est une espèce d’arme fatale en matière de destruction de couple.
Je l’avais rencontrée alors que j’essayais désespérément de piéger un mari volage. Le type était un coureur invétéré, mais il était d’une prudence telle que je n’arrivais pas à étayer les soupçons de sa femme. J’étais quasiment prêt à rembourser l’épouse bafouée, quand une beauté divine et son opulente poitrine sont entrées dans ma vie. Gigi.
-    Je cherche du boulot. Tu recrutes ?
Je crois que j’ai dû bredouiller quelque chose comme « Bah… mais… euh… ». Elle ne m’a pas laissé poursuivre.
-    Je pense que je suis celle qui manque à ton équipe.
Elle m’a tendu des photos du mari volage insaisissable en posture parfaitement compromettante. Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir que ce que la robe de la donzelle cachait présentement à ma vue était parfaitement visible sur les photos.
-    Je… vous… euh… c’est…
-    C’est moi, oui. J’ai la prétention de croire que je peux t’obtenir les mêmes photos avec n’importe quel homme. Ou femme.
Elle a dit ça en faisant… ce truc, là, avec sa langue, et j’ai été instantanément convaincu. D’à peu près tout ce qu’elle pourrait me dire. Alors je lui ai offert le dernier poste vacant à l’agence et franchement : Gigi Ze-Tong ? Je ne pouvais pas passer à côté, ça aurait été une faute professionnelle. Elle est ainsi devenue la seule collaboratrice de l’agence à ne pas bosser sous un faux nom, mais aussi la seule à croire que tous les autres bossent sous leurs vrais noms. Elle a une plastique divine et un goût exquis, mais un QI de courgette. Une chance, ce n’est pas exactement de son cerveau que j’envisageais de me servir dans le cadre de ses fonctions au sein de l’agence.

Le jour où elle s’est pointée la bouche en cœur dans mon bureau en me disant qu’elle allait m’apporter une affaire dont elle aimerait bien que je m’occupe, j’ai pensé que ce serait un adultère à prouver et qu’elle s’en débrouillerait sûrement toute seule. Et puis elle a fait… son truc, là, avec sa langue, alors j’ai dit oui sans poser de question. Mais elle est revenue le lendemain avec une petite vieille.
-    Hector, je te présente Madame Ayraile.
-    Ah ? Euh… Bonjour Madame. Enchanté. Vous êtes… ?
Elle a eu l’air étonnée que je ne sache pas qui elle était. Gigi m’a éclairé :
-    C’est pour l’affaire dont je t’ai parlé hier.
-    Ah, bien. Entrez, madame, je vous en prie.
-    Merci mon petit. Appelez-moi Margot.
Voilà, oui. J’étais son petit et j’allais l’appeler Margot. On était entre nous, après tout… Elle était toute vieille et tremblotante et j’avais du mal à imaginer qu’à un âge pareil on puisse encore se soucier des frasques de son mari. J’avais encore plus de mal à imaginer un mari encore volage à cet âge. Je ne comprenais déjà pas comment la vieille tenait encore debout.
-    Et bien mad… Margot, que peut-on faire pour vous ?
-    C’est mon clochard.
-    Votre ?
-    Clochard. Il a disparu.
-    Comment ça ?
-    Et ben un jour il était là et puis pouf ! Plus là. Disparu.
-    Un clochard ?
-    Oui, celui du Monoprix.
-    Ah. Mais c’est, euh… comment dire… ce n’est pas votre clochard ?
Elle a eu un sourire d’une tristesse infinie avant de me répondre doucement :
-    C’est la seule personne avec qui je parle encore chaque jour. A part la boulangère, mais elle, c’est un peu son métier, c’est pas pareil. Et puis elle est fermée le dimanche et le lundi elle travaille pas, c’est son apprentie qui tient la boutique.
-    Ah, oui, bien sûr. Je comprends. Mais… qui vous dit qu’il a disparu, ce… votre clochard ? Je veux dire… vous êtes sûre qu’il ne s’est pas simplement… absenté ?
-    Sûre. Quand ça lui arrive, il a son remplaçant qui vient.
Le clochard remplaçant. Évidemment. Pourquoi n’y avais-je pas pensé ? J’ai jeté un coup d’œil à Gigi qui ne quittait pas la vieille de ses grands yeux plein de compassion. Une affaire de merde. Penser à questionner un peu Gigi la prochaine fois qu’elle proposerait de ramener un nouveau client.
-    D’accord… Et donc son remplaçant n’est pas venu ?
-    Non. Et ça fait huit jours.
-    Il n’aurait pas pu partir et…
-    Il m’aurait prévenue !
La pauvre vieille était au bord des larmes et Gigi me lançait un regard assassin, comme si j’étais en train de torturer sa protégée, alors j’ai arrêté de poser des questions, j’ai pris l’adresse du Monoprix du clochard et l’argent de la vieille, et j’ai promis de faire mon maximum. Qui a consisté dans un premier temps à essayer de fourguer le merdier à un autre. Et qui, mieux qu’Antoine Blair, pouvait retrouver un clodo ?
-    Ah ! Antoine… j’ai une affaire en or pour ton flair légendaire !
-    Quand tu brosses dans le sens du poil, c’est généralement qu’y a embrouille…
-    Ha ha ! Mais non ! Il faut me retrouver un clochard disparu… c’est un truc pour toi, ça, ou je m’y connais pas !
-    J’vois l’genre… ça sent surtout la bonne grosse affaire pourrie, ton truc ! De toute façon, j’peux pas, je suis sur une histoire de blanchiment d’argent.
-    Mais l’argent n’a pas d’odeur !
-    T’es lourd, Hector.
On ne peut pas gagner à tous les coups. Je me suis replié sur Victor Bonneuil :
-    Oh la la, Victor… je suis embêté, j’ai besoin de ton œil de lynx ! Tu sais que pour moi, y a rien qui ressemble plus à un clodo qu’un autre clodo ?
-    Non.
-    Quoi non ?
-    Gigi m’a prévenu.
C’est à ce moment-là que je l’ai sentie juste derrière moi. J’ai fait volte face pour me retrouver à peu près le nez dans ses seins, ce qu’en d’autres circonstances j’aurais sans doute apprécié, mais là elle faisait ses yeux tristes et sa moue colère et c’est tout juste si ça ne me coupait pas l’envie de lui reluquer le décolleté.
-    Hector… Tu m’avais dit que tu t’en occuperais toi-même !
-    Mais Gigi, moi ou un autre…
-    J’ai promis à Margot ! Hector…
Elle a fait les lèvres qui tremblent et son truc, là, avec sa langue, alors évidemment j’ai cédé et promis à Gigi qui avait promis à Margot et à part moi, tout le monde était content.
Je ne savais pas trop par quel bout prendre cette affaire à la con, alors je suis allé au Monoprix qui, effectivement, était dépourvu de clochard. Ce qui en soi ne m’apprenait strictement rien. J’ai profité que j’étais là pour aller m’acheter un casse-croûte pour le cas où cette histoire me mettrait en retard pour le déjeuner et à la caisse, j’ai eu l’idée d’interroger celles qui devaient être des témoins de premier ordre : les caissières.
-    Excusez-moi madame…
-    Mademoiselle.
-    Ah, pardon… je me demandais… sauriez-vous par hasard si le monsieur qui faisait la manche là devant va revenir ?
-    Qu’est-ce que j’en sais, moi ?
-    Non, je demandais comme ça… au cas où… ça fait longtemps qu’il est parti ?
-    Mais vous croyez que j’ai que ça à faire, de guetter les allées et venues des mendiants sur le trottoir ?
Apparemment pas, non. Au temps pour ma grande idée. J’ai fait chou blanc avec deux autres caissières et avec le monsieur de l’entretien, avant de me résoudre à orienter mes recherches en dehors du magasin. Je me suis posté sur le trottoir, aux aguets, en mangeant mon en-cas le temps que mon fameux sixième sens me souffle une nouvelle idée. J’entamais ma digestion quand un vieux monsieur m’a glissé discrètement une pièce dans la main.
-    Ah non, monsieur, merci, mais…
-    Teu teu teu… ça va mon garçon, va te payer un café et te réchauffer un moment.
J’étais en train de regarder tour à tour la pièce dans ma main, le vieux et l’état de mes fringues, sans pouvoir décider si le vieux avait perdu la tête plus que ma veste avait perdu de sa superbe ou le contraire, quand un jeune type édenté aux relents d’alcool agressifs m’a pris à partie :
-    Qui qui t’a autorisé à prendre la place ?
-    Je vous demande pardon ?
-    Qui qui t’a dit qu’tu pouvais prendre c’te place ?
-    Quelle place ?
-    Vas-y, fais pas ta sainte babouche ou j’sais pas quoi, là ! Allez : qu’est-ce tu fais là ? Tu crois qu’j’t’ai pas vu prendre la thune au vieux ?
-    Ah oui mais non ! C’est une erreur, je suis pas…
-    T’es pas quoi ? Parce que t’as une chemise qui fait propre t’es pas une cloche ? Tu t’crois mieux qu’les autres ?
J’envisageais d’entrer dans le bistrot d’à côté, pour prendre ce café que le vieux voulait m’offrir en espérant qu’un serveur zélé interdirait à l’importun de m’y suivre, quand mon inébranlable sixième sens m’a poussé, au contraire, à me pincer le nez et à braver l’alcoolémie malodorante de celui qui m’apparaissait finalement comme un potentiel indicateur :
-    Mais dites-moi, est-ce que j’aurais pris votre place ?
-    Ma place ? Ben non ! Il est con, lui… C’est la place à René !
-    Ah. René… oui. Et… vous êtes son remplaçant ?
-    Je s’rais son remplaçant et ce s’rait toi qu’aurais pris la thune au vieux ? T’es pas qu’à moitié con, toi, hein ?
-    Ha ha ! Bien sûr, je suis bête ! Mais il ne vient plus, René ?
Il m’a jeté un regard suspicieux et j’ai cru qu’il allait me cogner ou me planter là, au lieu de quoi il a demandé si j’étais flic. J’ai tenté un rire qui sonnait affreusement faux, mais j’ai rattrapé le coup en proposant de lui offrir un verre.
-    Un verre ? Va plutôt m’acheter une bouteille. J’t’attends là.
Je suis retourné dans le magasin pour y acheter une bouteille de rouge. Le vieux qui m’avait donné la pièce a eu un regard qui disait toute sa déception quand il m’a vu à la caisse avec mon litron et j’ai culpabilisé un instant, avant de me ressaisir. Après tout, je ne lui avais rien demandé, moi, au vieux. J’ai retrouvé mon ivrogne qui m’a dit, connaisseur, en prenant la bouteille :
-    Ouf ! j’ai eu peur qu’tu prennes pas avec la capsule en plastique. L’aurait fallu péter l’goulot pour téter, un coup à s’niquer les lèvres ! Mais ça va, t’es pas si con.
-    Merci.
-    Santé !
-    A la vôtre. Alors, René… ?
-    Tu y veux quoi au René ?
-    Rien… pas d’ennuis… Une amie d’une amie a… enfin… c’est juste pour prendre de ses nouvelles et rassurer une…
-    Qu’est-ce tu m’donnes si j’t’emmène ?
-    Vous savez où il est ?
-    Ben oui ! Tu crois pas que j’surveille son coin que pour l’plaisir de papoter avec toi !?
J’ai sorti un billet qu’il m’a arraché des mains avant de partir d’un pas titubant plus ou moins en direction du métro. Il a descendu les escaliers sans que je comprenne comment il n’était pas tombé au moins trois fois avant d’arriver en bas, il m’a fait payer des tickets et il m’a entraîné jusque sur le quai, d’où il a accédé, en passant par les voies, à un tunnel sombre et puant qui nous a conduits, après avoir longuement tournicoté dans l’obscurité, à une pièce tout aussi sombre et encore plus puante. Je sentais confusément que l’endroit était loin d’être désert, sans pour autant être certain de n’être pas simplement désorienté. J’ai voulu interpeler mon guide, mais d’un geste sûr il m’a délesté de mon portefeuille avant de se carapater. J’ai crié et envisagé de le suivre, sans toutefois savoir dans quelle direction partir et j’ai été stoppé net dans mon élan par ce que j’ai d’abord pris pour une apparition. Là, devant moi, dans un halo de lumière chevrotante, son décolleté généreux reconnaissable entre tous, Gigi.
-    Salut Hector. J’étais pas sûre que t’arriverais à nous trouver tout seul, alors j’ai préféré t’envoyer Titi.
-    Titi ?
-    L’alcoolo qui t’a amené ici. Je voulais pas risquer d’attendre trop longtemps… c’est que ça pue drôlement, hein ? C’est l’odeur de la misère… et de la charogne, aussi. C’est plein de rats crevés. Entre autres.
-    Gigi… qu’est-ce que…
Elle a encore fait ce truc, là, avec sa langue, mais cette fois, dans la pénombre, avec la puanteur du lieu et cette impression qu’il y avait une foule, forcément menaçante, autour de nous, ça ne m’a quasiment fait aucun effet. Elle a penché la bougie qu’elle tenait pour en allumer une autre, que tenait un vieux bonhomme sans âge.
-    Hector, je te présente René. Papa, je te présente Hector.
Le visage inexpressif du vieux semblait flotter au-dessus de la faible lumière de la bougie qui tremblait dans ses mains. Maintenant, j’étais sûr qu’il y avait un tas d’autres gens autour de nous. Je n’osais pas bouger. J’étais tétanisé. Je ne comprenais rien à ce qui se passait et je n’aimais pas du tout le sourire de Gigi. Ce n’était pas son sourire habituel de bombe sexuelle écervelée. C’était plus un sourire de femme fatale… mais « fatale » comme dans « arme fatale ».
-    Ben alors Hector, t’as perdu ta langue ? Et ce sixième sens, il te dit quoi, là ?
-    Gigi… Je… je comprends pas…
-    M’appelle pas Gigi, pauvre type. Quel genre de crétin faut-il être pour croire que Gigi Ze-Tong peut être un vrai nom, franchement ?
-    Ah bon ? Mais…
-    Et tous tes jeux de mots à la con… T’as vraiment pensé que je serais assez stupide pour ne pas deviner que c’était des noms d’emprunt ?
-    Non, mais je… tu…
-    Je faisais ce qu’il fallait pour que tu me prennes pour ce que je voulais que tu croies que j’étais.
-    Hein ?
L’odeur devait me monter à la tête. Ou bien c’est l’obscurité qui me perturbait. Ou alors j’avais picolé avec l’ivrogne du Monop’ et je nageais en plein délire éthylique. Ou bien…
-    Eh ! Reste avec moi Hector !
-    Aïe !
La gifle n’était pas venue de Gigi, ou peu importe comment elle s’appelait. Ni de son père qui paraissait plus mort que vif à ses côtés. Elle m’avait semblé tomber de haut.
Une troisième bougie s’est allumée, faisant apparaître la vieille Margot.
-    Vous ?
-    Elle, oui. On est en famille. Je te présente ma tante. La sœur de Maman. Maman n’est pas là. Elle s’excuse. Elle est morte il y a de ça… oh, je sais pas. A l’odeur je dirais deux semaines. Qu’est-ce que t’en penses, le fin limier ? Tu voudrais faire venir ton renifleur de merde, pour vérifier ? Antoine Blair, c’est ça ? Dis-moi, toutes les blagues à deux balles sont de toi, ou ils ont chacun choisi leur blase débile ?
Entre les deux vieux qui me fixaient de leurs regards éteints et Gigi qu’avait des yeux de folle, j’étais à deux doigts de paniquer. Un doigt, même. Mais j’essayais de le cacher pour éviter de reprendre une baffe.
-    Aïe !
Raté.
-    Allez… je t’explique, va. Ton calvaire durera bien assez longtemps, mon cher Hector Sixte. Pas la peine que je fasse durer le suspense… Tu veux savoir mon petit nom ?
J’ai cru bredouiller vaguement une réponse, pas assez fort sans doute, puisque j’ai repris une baffe.
-    Aïeuuuh !
-    Pleurniche pas, mon vieux… essaie de rester digne encore un moment. On va bientôt partir.
J’ai failli être soulagé de l’apprendre, mais à la façon dont elle m’a regardé, je n’étais pas si sûr que c’était une bonne nouvelle.
-    Mon vrai nom, c’est Ghislaine Lang. Lang. Tongue… Le jeu de mots était pourtant à ta portée, non ? Lang… ça te rappelle rien ? La vieille folle que tu as dépouillée pour te payer ton agence de repris de justice… ça te revient ? Son fric, pauvre merde, il permettait à Papa de lui payer les soins dont elle avait besoin… et toi, en plus de la voler, tu lui as raconté des ignominies…
-    Ah non, je…
Elle m’a collé sous le nez une vieille photo que j’ai tout de suite reconnue, malgré la faible lumière. La photo du mari et de la supposée maîtresse que j’avais filée à la vieille folle avant de mettre les bouts avec son fric.
-    Alors mon con, t’as pas raconté des horreurs à ma mère ?
-    J’ai… bon, je… j’ai peut-être extrapolé, mais…
-    Extrapolé ? Tu vois mal, là… Attends. Donne la bougie, Papa. Là. Tu reconnais mon père ?
-    Oui.
-    Et la fille avec qui tu as raconté à ma mère qu’il couchait… ?
-    Non, je… Oh !
-    Oui. Oh !
-    Merde. Je savais pas, Gigi. Je pouvais pas savoir…
-    Et non. Parce que tu t’es pas posé la question. Ma mère non plus, quand elle s’est mise à raconter à tout le monde que son mari la trompait avec sa propre fille. Et tu sais quoi ? Malgré la honte et les injures et tout ce qu’il a dû subir, Papa est resté. Et le peu d’argent que t’avais pas volé, il l’a consacré à Maman. Jusqu’à qu’il n’ait plus rien, ni argent, ni honneur, rien. Maman a fini par crever ici comme la vieille folle miséreuse qu’elle est devenue par ta faute et Papa va sûrement pas tarder à crever de honte.
Quelque chose, mon sixième sens ?, me disait qu’elle envisageait de me réserver un sort similaire, mais avant que j’aie pu formuler une question, un nouveau coup m’est tombé sur le crâne et j’ai perdu connaissance.
En retrouvant mes esprits, j’ai retrouvé l’affreuse odeur du lieu. Il y faisait encore plus noir. Quelque chose avait changé. J’avais l’impression d’être seul, cette fois. A tâtons, j’ai trouvé un mur que j’ai suivi, sans en trouver le bout. A chaque coin, je tournais, retournais, tournais encore… il ne semblait pas y avoir d’issue. Pas un bruit, non plus. J’ai pensé un instant être devenu aveugle et sourd. L’odeur âcre de ma sueur glacée se mêlait à celle, nauséabonde, de ce qui devait effectivement être de la charogne, au point que j’ai fini par déchirer ma chemise pour me boucher les narines avec le tissu, afin de ne plus rien sentir. J’ai hurlé. Mes cris rebondissaient sur les murs et me vrillaient les tympans pour laisser la place à un silence étourdissant sitôt l’écho éteint. J’ai de nouveau exploré ma prison en tâtonnant et, ne trouvant toujours aucune issue, je me suis jeté comme un forcené sur le mur en essayant de le creuser. Je me suis arrêté quand, les doigts en sang, je ne sentais plus mes mains. Je les ai portées à ma bouche. Le goût du sang me paraissait étonnamment rassurant dans ce réduit effrayant, dans lequel je ne pouvais plus voir, entendre, sentir ou toucher quoi que ce soit.
Sans doute qu’il me faudrait tôt ou tard essayer de croquer dans un des rats crevés qui empuantissaient l’endroit, pour ne pas mourir de faim. A ce moment-là, je prierais sans doute pour perdre aussi le goût.
Avant de commencer à perdre également tout sens commun, j’ai eu le temps de me dire qu’un truc que je n’avais sans doute jamais eu, finalement, c’était ce foutu sixième sens.

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commentaires

W
On voit que c'est la saison des contes de Noël !
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P
<br /> <br /> Oui... à l'approche des fêtes, je ne peux pas m'empêcher d'y aller de ma petite histoire à l'eau de rose...<br /> <br /> <br /> <br />

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  • Je suis au-dessus de tout soupçon.
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