Elle
Je le revois encore, cette première fois où j’ai croisé son regard. Je l’avais trouvé si beau. Je ne sais pas combien de temps j’avais passé là, dans ce couloir de métro, à le regarder jouer de cet improbable violon déglingué. Les gens passaient sans un coup d’œil, certains jetaient machinalement une pièce, le bruit des métros déversant leurs flots de passagers couvrait le son de l’instrument et moi, captivée, je restais là à le regarder. Au bout d’un moment il s’est arrêté, a compté sa recette et m’a dit dans un sourire à tomber qu’il pouvait m’offrir un café. Je crois qu’on s’est aimés immédiatement.
Il s’est rapidement installé chez moi vu qu’il n’avait pas de chez lui et on a vécu une véritable et merveilleuse passion amoureuse. Il jouait pour moi des morceaux qu’il massacrait joyeusement avec son vieux machin, alors à la première occasion je lui ai offert un violon neuf. Et c’est là que je me suis aperçue qu’en fait c’était probablement plutôt le grincement du violon que je n’aimais pas, vu qu’il me faisait le même effet avec le nouveau. A moins qu’il n’ait simplement pas su en jouer, mais c’était plus délicat à lui faire comprendre. Une chance, c’est lui qui a fini par dire un jour qu’il aimerait progresser, alors je me suis fait un plaisir de lui offrir des cours. Sauf que ça n’a rien changé. Pour mon oreille en tout cas. Toujours ces mêmes grincements insupportables… Lui paraissait content, chaque jour il me faisait une nouvelle démonstration de ses progrès, mais ça m’était toujours aussi pénible à entendre. Pourtant il a commencé à gagner de l’argent en jouant. Et puis y a eu ce type, là, avec son piano et ses grandes idées… Ils m’ont carrément vidé le salon pour y mettre le piano et donner des concerts « façon musique de chambre ». Je n’ai pas eu le cœur à dire non, il avait l’air tellement emballé… Cet éclat de plaisir qui lui allumait l’œil dans ces moments-là tuait immanquablement jusqu’à mes plus petites velléités de lui refuser quoi que ce soit. Et puis, c’est vrai, le voir jouer me ramenait toujours à cette première fois… le voir jouer. Pas l’entendre. Bon sang, foutu métro ! Sans tout ce boucan je ne me serais sans doute même pas arrêtée, la musique m’aurait fait fuir ! Mais je suis injuste… on s’aime. On vit une belle histoire. Est-ce si grave si je ne sais plus ni où me mettre ni que faire chez moi à cause du monde qui défile pour ces fameux concerts ? Si je vis avec les boules Quies vissées aux oreilles ? Si j’ai tout le voisinage à dos et une menace d’expulsion au-dessus de la tête à cause du bruit ? Dommage qu’il n’ait pas plutôt été chanteur ou poète…
Lui
Je ne sais plus quoi faire. Elle a l’air de plus en plus triste. On s’est aimés pour ainsi dire au premier regard, mais je ne comprends pas ce qu’elle attend de moi. Quand on s’est rencontrés, je déconnais dans le métro en jouant d’un vieux violon pourri que j’avais trouvé dans une poubelle, mais ça avait semblé lui plaire. On s’est vite installés ensemble et, pour faire renaître un peu le charme de notre première rencontre, je m’amusais à lui jouer de mon violon déglingué. Quand elle m’en a offert un neuf, je n’ai pas eu le cœur à lui dire que je ne savais pas en jouer. J’étais affreusement gêné, c’était un cadeau très au-dessus de ses moyens et je me voyais mal la décevoir en lui disant la vérité. J’ai cru trouver le moyen de me dépêtrer du malentendu en prétextant un niveau insuffisant, mais elle a sauté sur l’occasion pour me payer des cours. C’était sans doute pour une large part le musicien, qu’elle aimait. Ce n’était pas évident, parce que je n’aspirais pas vraiment à ça et en plus je n’aimais pas trop le violon, mais je ne savais rien lui refuser quand elle avait cette moue craquante avec son petit sourire en coin… J’ai fini malgré tout par bien me débrouiller avec le violon, bien gagner ma vie et, pour qu’elle en profite autant que possible, j’ai même dégoté un mec avec un piano et des idées et on a lancé un truc de « concerts de chambre » à la maison, comme ça elle peut m’entendre jouer tout le temps. Pour dire le vrai, je n’avais pas imaginé qu’elle serait d’accord. J’avais pensé que cette histoire irait trop loin et qu’elle dirait non. Mais elle a dit oui. Depuis je passe la plus grande partie de mes journées sur ce satané instrument que je n’aime même pas, alors que si j’avais trouvé un portefeuille au lieu d’un violon dans cette fichue poubelle rien de tout ça ne serait arrivé. Mais je suis injuste… on s’aime. On vit une belle histoire. Est-ce si grave si j’ai mis de coté mes aspirations premières pour lui plaire ? Si je me coltine ce pianiste à longueur de temps alors que je voudrais juste pouvoir être avec elle ? Dommage qu’elle n’ait pas plutôt rêvé d’un chanteur ou un poète…
Ecrit pour les impromptus littéraires, inspiré par ça