- Un meurtre a été commis dans la maison jaune !
Un lourd silence s’est abattu dans le bistrot quand le type est entré en gueulant ça à la cantonade. Et puis, petit à petit, les rires ont commencé à s’élever. Des rires francs, des rires un peu nerveux pour ceux qu’étaient pas assez habitués – ou pas assez bourrés, même si c’était souvent les mêmes – mais surtout des rires polis. Depuis le temps qu’il se faisait des blagues idiotes avec cette maison, on en avait déjà eu de bien meilleures et surtout de plus originales : celle-ci avait bien dû être faite déjà deux-cents fois. Il en fallait plus désormais pour émouvoir l’assemblée. Le dernier qu’avait réussi à aiguiser un peu la curiosité des moins blasés d’entre nous, c’est le vieux Gus quand il avait annoncé qu’y avait une partouze dans la maison jaune, mais c’était pas loin d’une décennie avant sa mort et ça faisait pas loin d’une décennie qu’il était mort, autant dire qu’on n’avait pas la curiosité trop sensible. Le silence est vite revenu et les conversations ont repris tranquillement. La mienne en tout cas, jusqu’à ce que Joseph vienne me taper sur l’épaule :
- Y a le blagueur qui voudrait aller à la police.
- Prochaine à droite en partant vers l’église.
Joseph, c’est le propriétaire du bar. Le troisième homme, comme on l’appelle. Le premier c’est le maire, le deuxième le facteur et le troisième c’est lui, le tavernier. Moi je viens un peu derrière, mais quand même un peu avant le curé, ça fait toujours bien plaisir. Joseph avait pas bougé dans mon dos :
- Qu’est-ce tu veux qu’il aille foutre à ton bureau vu qu’t’es là ?
- Qu’est-ce qu’il veut ?
- Ben tu l’as pas entendu ?
- Si, mais ça va, j’ai déjà ri, c’était pas non plus la blague de l’année, hein !
- Il dit que c’est pas une blague.
La maison jaune, y avait jamais eu personne qu’avait connu personne qui l’aurait vue autrement que comme elle est maintenant, avec ses murs jaunes et ses jolis petits rideaux de dentelles. Et y avait jamais eu personne qu’avait connu personne qu’avait pas répété ce que tout le monde en disait toujours, que des rideaux à travers lesquels on voit tout, ça cache sûrement quelque chose… Mais y avait surtout jamais eu personne qu’avait connu personne qu’était allé y jeter un œil, derrière ses rideaux qu’on voyait tout à travers. Alors depuis bien avant que les vieux d’avant que ce soit nous les vieux deviennent vieux, il se faisait des blagues sur ce qui pouvait bien se passer dans cette foutue maison jaune. Bon : moi je suis pas encore vraiment un vieux, vu que je suis toujours en activité, mais disons que j’ai la retraite en ligne de mire et que je commence à m’entraîner à faire comme les vieux, notamment au niveau de l’assiduité chez Joseph.
Quoi qu’il en soit, une autre chose qu’était assez sûre avec cette maison jaune, c’est qu’il ne s’y passait foutrement jamais rien. Comme j’ai déjà dit, on n’est pas très affutés au niveau de la curiosité par ici, mais s’il y avait eu du mouvement un jour autour de cette satanée baraque je vous jure bien qu’on n’aurait pas raté ça !
Sur les îles en général et la nôtre en particulier, y a deux types d’habitants : ceux qu’ont de toute façon vraiment rien de mieux à foutre ailleurs et ceux qu’ont des trucs à cacher. Ou du moins à oublier. Et les seconds sont beaucoup plus nombreux. Je le dis sans penser à mal : j’en fais partie, alors je sais de quoi je parle quand je dis qu’on vient là pour pas qu’on nous emmerde et que du coup, on n’emmerde personne. C’est pour ça qu’on n’est pas très curieux. N’empêche que sur une île qui compte moins de trois-cents âmes dont au moins les deux tiers qu’ont quasi-rien à foutre de la journée, curieux ou pas, du mouvement vers la maison jaune ça aurait fait causer. Mais vu que le rigolo s’agitait et commençait même presque à troubler l’ordre public, j’ai fini par aller le trouver. Un touriste, évidemment.
- Capitaine René Girard, gendarmerie nationale, je peux vous aider ?
J’ai entendu des gloussements dans mon dos, y en a que ça faisait toujours marrer que je me présente comme ça… Faut dire que ça arrivait pas souvent et même moi j’avais un peu du mal à le dire sans rigoler, surtout là, vu que j’avais commencé à boire. Le gars m’a dévisagé avec circonspection, à croire qu’il s’attendait à trouver RoboCop sur notre bout de caillou.
- Vous êtes la police ?
- Gendarmerie. Si c’est la police que vous voulez, faudra attendre le bateau de demain matin et aller chercher votre bonheur sur le continent, mais ils vous diront sans doute de venir me trouver.
- Ah. Bien.
Il a dit ça sur un ton qui laissait plutôt entendre qu’il ne trouvait pas ça bien du tout, mais vu que c’était moi ou rien et que s’il choisissait rien je pourrais reprendre peinard ma conversation où il l’avait interrompue, je ne m’offusquais pas plus que ça.
- Vous venez, alors ?
- Ou ça ?
- Et bien à la maison jaune ! Je vous dis qu’il y a eu un meurtre !
- Si je devais me déplacer à chaque fois qu’un farfelu raconte ce genre d’ânerie !
Il m’a jeté un regard aussi noir que sincèrement peiné, comme s’il s’était attendu à tout sauf à ce que je doute de ses allégations. Du coup je m’en suis un peu voulu.
- Bon, dites-moi, comment savez-vous qu’un meurtre a été commis là-bas ?
- Mais parce que je l’ai vu !
- Vous avez été témoin d’un meurtre ?
- Oui ! Non ! Enfin… non. Mais j’ai vu le cadavre.
- Le cadavre ?
- Oui !
- Où ça ?
- Dans la maison jaune, pardi !
- Oh la ! On se calme, s’il vous plaît ! Vous êtes entré dans la maison ?
- Non ! Je l’ai vu par la fenêtre !
- Vous épiez souvent chez les gens comme ça ?
- Non ! Mais… Enfin ! Je vous dis qu’il y a un mort là-bas, enfin ! Et vous vous m’accusez de… de… de quoi d’ailleurs ? De voyeurisme ?
- J’accuse pas, je demande. Et donc vous regardiez par la fenêtre comme ça en passant ?
- Oui. Non ! J’avais posé mon vélo contre le mur et en revenant le chercher j’ai vu…
- Un cadavre ?
- Voilà.
Le type avait l’air suffisamment agité pour que son histoire soit vraie. Disons qu’au moins il y croyait vraiment. Il avait dû avoir peur de son ombre, mais je ne pouvais pas ne pas tenir compte de ses déclarations. Je suis donc passé à mon bureau prendre ma lampe-torche et mon arme et on est allé à la maison jaune.
- Bon, c’est à quelle fenêtre que vous avez vu votre mort ?
- Celle de gauche. Mais vous n’appelez pas de renforts ?
- Je fais aussi office de cavalerie. J’appellerai du monde quand il y aura lieu. Pour le moment j’ai les déclarations non vérifiées d’un inconnu. A cette heure, pour faire venir du monde du continent… Croyez-moi sur parole : vaut mieux être sûr et certain qu’il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement.
- Ah.
- Et puis je suis pas tout seul.
- Ah ?
- Ben non, y a vous.
J’ai cru qu’il allait faire sous lui alors j’ai vite levé le doute :
- Je plaisante, je plaisante. Vous ne bougez pas de là. S’il se passe quoi que ce soit qui vous paraît anormal vous retournez chez Joseph et vous leur dites d’appeler les renforts.
- OK.
- Ne vous en faites pas, ce n’est sûrement rien.
- Il y a un mort, c’est pas rien.
- Hm… ne vous en faites pas.
Il avait tellement la trouille qu’il arrivait presque à me faire peur aussi. J’ai allumé ma lampe pour rendre un peu moins épaisse l’obscurité qu’aucun lampadaire ne dérangeait par ici et je me suis approché de la fenêtre que le touriste m’avait indiquée. J’avais l’impression de transgresser une règle ancestrale en allant coller mon visage et ma lampe à cette fenêtre. Je me sentais mal à l’aise et je n’aimais pas du tout l’espèce de fourmillement qui commençait à me titiller la poitrine. La dernière fois que j’avais ressenti ce genre de malaise… Connerie ! Allons… je n’avais qu’à jeter un œil rapidement et rassurer mon péquin avant qu’il n’aille se plaindre à ma hiérarchie.
J’ai balayé rapidement l’intérieur de la pièce et je n’ai rien remarqué. Du moins rien qui ressemble à un cadavre. Je me suis retourné vers le touriste en levant mes paumes en l’air pour lui signifier que je n’avais rien vu. Il m’a fait de grands gestes frénétiques et incompréhensibles. Une fois qu’il s’est arrêté j’ai demandé :
- Quoi ?
Il a eu l’air dépité et m’a répondu en chuchotant.
- J’entends rien !
Il a eu un geste d’agacement et il a fini par traverser la route en trottinant pour venir me dire :
- De ce côté, derrière la grande table, dans l’angle de la pièce !
Et il est reparti aussi sec, la trouille au ventre. Je n’avais pas envie de regarder une nouvelle fois. Le picotement dans ma poitrine s’était intensifié en scrutant l’intérieur de cette foutue maison jaune. Je n’y avais pas vu de cadavre, mais je n’y avais pas vu non plus de chaises bancales et de meubles branlants recouverts de poussière et de toiles d’araignée. C’est pourtant bien ce qu’on devrait trouver dans une maison dans laquelle il ne s’est jamais rien passé de mémoire d’homme, non ? Le touriste me faisait encore de grands gestes incompréhensibles, alors j’ai ignoré le picotement de plus en plus présent dans ma poitrine et j’ai braqué de nouveau ma lampe vers l’intérieur de la maison, cette fois directement là où mon rigolo disait avoir vu son macchabée. Je voyais bien l’angle du mur dans l’ombre, mais point de corps. L’ombre. L’ombre de quoi ? Je bougeai ma lampe pour essayer d’identifier ce qui projetait cette ombre sur le mur et j’ai fini par comprendre que c’était une tache, pas une ombre. Une tache qui aurait pu être la tache de sang laissée par un homme abattu ici, ai-je pensé, pour être exact. J’ai aussitôt éteint ma lampe et rejoint mon mariol de l’autre côté de la route.
- Y a rien.
- Mais enfin je vous dis…
- Y A RIEN !
- OK… Quelqu’un a dû bouger le corps.
- Mais enfin !
- Ecoutez, je sais ce que j’ai vu ! J’ai quand même pas rêvé !
- Il y a une tache, OK ? Vous avez vu une tache !
- …
- …
- Une tache de quoi ?
- Mais qu’est-ce j’en sais, bordel !
J’étais sur le point de passer mes nerfs sur lui et de lui coller une mandale, ce qui, pour le coup, ferait tache sur mon dossier. A deux doigts de la retraite, bon sang, c’était pas le moment de craquer.
- Vous devriez entrer voir.
- Vous ne devriez pas essayer de m’apprendre mon boulot.
- Je préviendrai la police si vous ne le faites pas.
Je le savais, qu’il me ferait chier jusqu’au bout. Je le savais. A ça de la retraite, bon sang… De toute façon, évidemment que j’allais y aller, dans cette turne de malheur, c’était mon boulot, mais rien que de formuler cette pensée, ma poitrine s’est remise à me démanger.
- Vous avez… peur ?
- Eh ! J’étais gendarme que tu tétais sans doute encore ta mère, OK ?
- OK. Je vous attends ?
- Vous avez autre chose à faire ?
- Non.
- Bon. S’il se passe quoi que ce soit…
- Oui, oui. Joseph.
- Bien. J’y vais.
- OK.
Je suis retourné vers la maison et je suis passé devant toutes les fenêtres en scrutant l’intérieur avant de me planter devant la porte d’entrée. Je n’avais pas l’impression que mon cœur tambourinait : il vibrait. Je n’aimais pas ça du tout. J’ai frappé à la porte en m’annonçant, c’est l’usage, et ça m’a un peu détendu d’imaginer les rires idiots des gars au bistrot en m’entendant faire ça devant la maison jaune. Comme ça répondait évidemment pas, j’ai tourné la poignée. Je ne sais pas si j’espérais que la porte serait ouverte ou fermée. Elle était ouverte. Je l’ai poussée et l’odeur m’a submergé. J’ai tourné la tête comme si ça pouvait suffire à ne plus la sentir. Je suis resté comme ça un moment sans doute, parce que j’ai fini par m’apercevoir que j’avais le touriste dans mon champ de vision et à la façon dont il s’agitait je devinais qu’il avait dû commencer depuis un moment. Il était en nage. Je lui ai fait un petit signe et je suis entré dans la maison, le cœur au bord des lèvres et la poitrine maintenant douloureuse. L’intérieur n’avait rien à voir avec ce que je m’étais imaginé.
Le mobilier était minimaliste, mais propre et la maison était manifestement entretenue. C’était plus propre ici que chez moi, à l’exception de cette tache sombre sur le mur. Et il y avait cette odeur. J’ai parcouru l’ensemble des pièces du rez-de-chaussée, un salon, une cuisine et une salle à manger, et en dehors de deux autres tâches semblables à la première je n’ai rien vu. De la vaisselle était en train de sécher sur l’évier. Je me sentais sur le point de m’évanouir. Je me suis approché de l’escalier qui menait à l’étage et j’ai gravi quelques marches, mais je n’ai pas eu le cœur à aller plus haut. L’odeur s’intensifiait. Cette odeur que j’étais venu oublier sur cette île battue par les vents. Cette saloperie d’odeur qui malgré vingt ans déjà d’oubli me réveillait encore toutes les nuits en hurlant. Cette putain d’odeur de mort. Il m’a suffi de passer devant la porte de la cave pour deviner que le pire n’était sans doute pas à l’étage, mais bien là en bas, sous cette satanée maison jaune. J’ai jeté un œil au jardin avant de ressortir et, dans l’obscurité, je n’ai rien deviné d’autre au faisceau de ma lampe qu’un grand carré de terre retournée.
Je suis ressorti. En fermant la porte, j’ai pris une profonde inspiration, pour me décrasser un peu les poumons et me donner le temps de retrouver un semblant de contenance. Je suis retourné vers le touriste en espérant que je ne traînais pas dans mon sillage cette odeur affreuse et je l’ai rassuré :
- Bon, tout va bien. Voyez, j’ai fait tout le tour, hein, y a rien. Rien de rien. Et personne. C’est cette tache, là, qu’a dû vous induire en erreur…
- Vraiment ?
- Oh, vous en faites pas, ça arrive. Et les vieilles maisons abandonnées, ça paraît toujours bien un peu hanté, hein ?
J’ai ponctué ma phrase d’un rire qui sonnait terriblement faux à mes propres oreilles, mais qui a semblé détendre mon guignol qui a ri à son tour.
L’affaire en est restée là. Ma retraite est enfin arrivée et je suis désormais vieux de l’île à temps plein. Mais j’ai compris une chose maintenant : je pourrais tout aussi bien aller me planquer sur la lune pour oublier que ça n’y changerait foutrement rien. Il ne se passera plus une nuit, jusqu’à ma mort, sans que je me réveille en hurlant à cause de cette putain d’odeur.
Sur une nouvelle provocation (involontaire ?) de Joe Krapov, qui photographie aussi des maisons jaunes.