On voit souvent dans les (mauvais) films ou dans les (mauvaises) séries des gens qui, par un (mal)heureux concours de circonstances, sont amenés à témoigner dans des affaires criminelles et, notamment, à décrire des suspects.
Genre, dans la rue, le témoin aperçoit un mec et hop ! Le mec commet un forfait odieux et le témoin, sous ses airs de « je sais plus trop bien tout ça est allé très vite », donne une description approximative, mais correcte, du mec odieux. Le plus souvent, ça commence par une description de la personne la plus commune du monde et ensuite l’enquêteur, qui sait s’y prendre avec les témoins évasifs, pose une question d’apparence anodine, mais en vrai mûrement réfléchie, qui fait se souvenir le témoin d’un détail qu’il croit qu’il s’est rappelé tout seul (HA HA HA ! Quel con ce témoin !) et hop ! L’enquêteur tient une piste en or.
« Ah, tiens, j’y pense… c’est peut-être inutile, mais je me souviens soudain que le criminel odieux que j’ai aperçu portait un pin’s rouge et or avec des initiales et une petite étoile dessus. Je ne sais pas si ça peut vous aider. »
« Oh ! Un détail… il avait une petite cicatrice en forme de bite sur le poignet droit. »
« Attendez ça me revient ! C’est sûrement sans importance, mais il avait un petit trou à son pantalon juste au-dessus de son genou droit. »
Allez, franchement… Si vous croisez un type, probablement sans vraiment vous apercevoir que vous l’avez croisé, vous êtes capable d’en dire quoi, hm ?
Je veux bien croire qu’il existe des tas de gens plus physionomistes que moi, mais il en est aussi qui le sont moins. Evidemment, le type microscopique que je croise parfois près du bureau, avec sa calvitie dissymétrique à gauche et ses yeux globuleux qu’on croirait déformés par une loupe, je peux en dire suffisamment pour qu’on le reconnaisse facilement. Idem pour l’énorme dame qui a l’air de n’avoir que ses mains et la pointe de ses pieds qui débordent de la boule flasque de son corps, à tel point qu’on ne distingue jamais très bien l’avant de l’arrière. Mais outre le fait que tout le monde, observateur ou pas, est capable de les décrire après un seul regard, ça ne sert de toute façon à rien : la claudication du premier et le volume de la seconde leur interdiraient toute tentative de fuite et personne n’aurait besoin de savoir à quoi ils ressemblent pour les retrouver.
En revanche, pour les centaines de personnes ordinaires qu’on croise tous les jours, c’est coton de trouver quoi que ce soit à en dire. Je veux bien croire que l’inconscient enregistre certains détails, mais je doute que se creuser consciemment l’inconscient soit chose aisée.
Alors moi, dans la rue, je m’entraîne.
Non pas que j’espère croiser un jour un criminel odieux ou devenir témoin du mois dans le commissariat du quartier, mais c’est un jeu comme un autre. De temps en temps, j’essaie de me souvenir de la personne que je viens de croiser, comme ça, sans m’être prévenue à l’avance que j’allais me le demander. Là, je suis assez nulle.
« Euh… une dame… De ma taille. Ou à peu près. Brune. Non, châtain. Ou… »
Et en me retournant, soit je ne retrouve même pas qui c’était, soit c’était un ado immense et dégingandé blond comme les blés.
Alors le plus souvent, pour me faciliter un peu les choses, je choisis quelqu’un que je vais bientôt croiser, je l’observe bien et après j’essaie d’en faire une bonne description. C’est-à-dire de trouver les détails qui le distinguent des autres pour faire un bon témoin de (mauvais) film ou de (mauvaise) série. Et c’est là qu’on s’aperçoit que les gens sont d’un commun… Même en les regardant vraiment bien, la plupart du temps je n’ai rien à en dire.
Mais parfois on tombe sur des bons clients.
Le type que j’ai dû décrire vingt fois aux flics et à leurs dessinateurs puis au tribunal en était un. Je n’avais pas trop bien compris ce qui s’était passé. Je l’avais choisi au hasard pour jouer et une fois que je l’ai croisé, j’ai entendu des cris dans mon dos. En me retournant, j’ai vu des tas de gens s’agiter en tous sens, courir, crier, et cette pauvre femme par terre, dans une marre de sang.
Mais moi j’avais non seulement vu, mais aussi tout particulièrement soigneusement observé le criminel odieux. J’en ai fait une description tellement complète et précise – manquait plus que la couleur du slip – que les flics m’ont d’abord soupçonnée. En même temps, à leur place, j’aurais fait pareil. Un témoin trop précis, c’est comme un alibi trop bon ou trop spontané, c’est louche.
« Que faisiez-vous le 12 juin 1998 entre 19h30 et 20h15 ? »
« Hm… que j’me souvienne… hm… Ah ! Mais oui, bien sûr ! Ce jour-là j’étais dans le bus avec le fils du buraliste qui rentrait de chez un ami et le conducteur, c’était ce grand noir sympathique qui sifflote quand le feu est rouge. Demandez-leur, ils se souviennent sûrement. »
Bref.
Ils ont toutefois assez vite compris que j’étais bonne comme le pain et douce comme un agneau et ont cessé de me cuisiner pour se concentrer sur ma description, à partir de laquelle ils ont fait un portrait qui était tout sauf robot : c’était tellement détaillé qu’on aurait dit une photo. Ils ont retrouvé le type en deux temps trois mouvements. Mon témoignage a fait voler en éclats tous ses pauvres arguments et il a fini en prison pour le restant de ses jours ou quasi.
J’étais pas fière fière d’avoir ruiné son existence, mais qu’est-ce que j’étais fière de mon témoignage ! J’avais pas loupé le moindre détail. Le léger strabisme, le grain de beauté sur la joue, l’oreille gauche un peu plus décollée que la droite, la couleur et la marque du pull, la longueur exacte du manteau, l’écusson sur le revers, la bague, la coupe de cheveux, la courbe des sourcils, tout ! Un vrai témoin de compétition. Tout juste s’ils n’ont pas voulu organiser un concours du meilleur témoin du monde rien que pour pouvoir me faire concourir. J’ai même eu le droit de garder le portrait robot et la photo de la fiche anthropométrique tellement ils étaient contents de moi.
Manque de pot, c’était pas le bon type.
C’était bien le gars que j’avais croisé, là, pas de doute possible, mais ce n’était pas le tueur.
Je m’aperçois que je ne m’étais même pas posé la question, emballée que j’étais à l’idée de pouvoir tester mes aptitudes descriptives in situ. Il y avait eu des cris, de l’agitation, des gens qui couraient… J’avais bien observé ce type juste avant, il n’était plus là juste après… Je ne m’étais pas posé la question de sa culpabilité. D’ailleurs personne ne me l’avait posée. Jusqu’à ce matin.
Quand le mec a sonné à ma porte, j’ai entrouvert et son visage m’était vaguement familier. Quand il m’a demandé si j’étais sûre d’avoir envoyé la bonne personne en prison, je me suis agacée et je lui ai dit qu’il y avait eu une enquête et un procès et que c’était avant tout un juge, qui l’avait condamnée.
Il a eu un sourire agréable et je me suis radoucie un peu. Et quand il a dit « Je voulais quand même vous remercier », j’ai eu un instant d’hésitation que je n’ai pas fini de regretter. Quoique… ça ne sera peut-être plus très long, maintenant. J’aurais dû comprendre, claquer la porte et appeler la police, mais au lieu de ça, il a profité de mon bref trouble pour me repousser à l’intérieur et sortir un couteau. Peut-être le même qu’il avait utilisé ce jour-là, quand j’étais tellement concentrée sur l’autre type.